Le rêve de Jeanne

«  J’ai rêvé que je dormais de mon dernier sommeil au côté de cette dormeuse, mon cœur arrêté, et ma joue gelée contre la sienne. »
Les Hauts de Hurlevent E. Brontë

Jeanne s’éveilla dans un état de tristesse absolue.
– J’ai rêvé, se dit-elle, j’ai rêvé mais de quoi ?
Elle avait pleuré, de cela elle était sûre : l’oreiller humide sous sa joue et dans son sternum la mémoire des sanglots.
J’ai rêvé que je dormais de mon dernier sommeil, se dit-elle.
Elle était seule dans une chambre sans charme : trop de fleurs au mur, un couvre lit qui renvoyait une odeur de poussière quand elle bougeait les pieds, une chaise à la paille agressive posée là pour rien, une table de nuit branlante de chaque côté du lit et les rideaux qui rampent sur la moquette douteuse.
Aucun rayon de soleil ne pourrait entrer dans un tel lieu.
On était en janvier sur la côte de Haute- Normandie.
« L’Été 36 », elle avait pourtant bien choisi l’hôtel Jeanne. Un bel endroit non loin de Caen, avec balade sur le front de mer, crêpes chaudes et la langue qui passe sur les lèvres, qui lèche le sucre, le beurre et le sel de la course sur la plage.
– Des chabadabada comme tu les aimes, lui avait-il dit. Ça te fera des souvenirs.
Puis il avait claqué la porte. Elle avait glissé sur sa phrase comme sur une peau de banane.
Avait-elle rêvé de lui ? Étonnamment non. Des mois qu’elle dormait contre sa pensée, sous son corps nerveux.
Elle avait rêvé pourtant. Ça lui revenait.
Sa mère allongée dans une chambre trop rose, sa mère qui mourait, l’abandonnait.
Il fallait qu’elle se souvienne, qu’elle trouve le fil.
Jeanne se revit marcher pieds nus vers le centre de la pièce, enlever les lys en tissus qui pavanaient dans le vase noir, les fourrer à nouveau dedans, tiges en l’air. Elle s’était couchée contre sa mère, lui avait chuchoté « tu vois maman, on ne s’était pas perdues ». Étonnée que sa mère ne poursuive pas ce dialogue depuis si longtemps entamé, elle avait soupiré, sagement croisé les doigts sur sa chemise de nuit.
Au côté de cette dormeuse, mon cœur arrêté, et ma joue gelée contre la sienne, se dit-elle.
C’était donc ça l’abandon suprême, l’amour suprême.
Jeanne s’autorisa enfin. Elle pleura avec toute la complaisance dont elle était capable, de tout son cœur. Et cela lui fit beaucoup de bien.

 

 

Publié par Les ateliers de traverse

Ateliers d'écriture: textes, animations, événements, publications

Laisser un commentaire